TaillĂ© sur mesure pour Donald Trump par un think tank ultraconservateur, ce plan d’action vise une transformation radicale du mode de gouvernance des Etats-Unis pour mettre en place de maniĂšre autoritaire de nombreuses mesures rĂ©actionnaires. Des milliers de partisans ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© identifiĂ©s et formĂ©s pour occuper des postes clĂ©s dans l’administration.

«Project twenty twenty-five» : ces trois mots reviennent en boucle, depuis plusieurs mois – et avec une intensitĂ© redoublĂ©e depuis quelques semaines – dans la bouche des reprĂ©sentants du Parti dĂ©mocrate et de nombreux acteurs de la sociĂ©tĂ© civile opposĂ©s au retour de Donald Trump Ă  la Maison Blanche. Le 9 juillet, Joe Biden, alors encore candidat Ă  sa rĂ©Ă©lection, s’était lui-mĂȘme fendu d’un bref tweet sibyllin : «Google Project 2025» («cherchez Project 2025 sur le moteur de recherche Google»). De fait, il y a de quoi mobiliser l’attention des Ă©lecteurs Ă©tasuniens. Projet ultralibĂ©ral, ultraconservateur, xĂ©nophobe, climatodĂ©nialiste

Le Project 2025, ou «projet de transition prĂ©sidentielle», est un programme politique visant Ă  transformer en profondeur les structures de gouvernance fĂ©dĂ©rales Ă©tasuniennes, avec la mise en place d’une administration autoritaire et radicale, et une complĂšte mainmise du PrĂ©sident sur le pouvoir exĂ©cutif. Au service d’un projet Ă©conomiquement ultralibĂ©ral, socialement ultraconservateur et protectionniste, farouchement opposĂ© aux droits des femmes, xĂ©nophobe, et rĂ©solument climatodĂ©nialiste.

Le projet – dĂ©jĂ  Ă©voquĂ© fin 2023 dans cet article de LibĂ©ration – a Ă©tĂ© Ă©laborĂ© sous l’égide d’un think tank («cercle de rĂ©flexion») ultra-conservateur trĂšs influent, l’Heritage Foundation. L’organisme publie rĂ©guliĂšrement, depuis 1981, des recueils de prĂ©conisations politiques Ă  destination des prĂ©sidents rĂ©publicains, sous le nom de «Mandate for Leadership». La politique reaganienne fut ainsi fortement influencĂ©e par les recommandations de l’Heritage Foundation. En 2018, la fondation s’était rĂ©jouie de voir que prĂšs des deux tiers de ses plus rĂ©centes propositions avaient Ă©tĂ© retenues par Trump pour son mandat. La perspective de la rĂ©Ă©lection en 2024 de ce candidat a Ă©tĂ© l’occasion, pour l’organisme, de voir les choses en beaucoup plus grand. En ne se limitant plus Ă  proposer au PrĂ©sident une liste de mesures radicales assortie d’un argumentaire idĂ©ologique, mais en mettant sur pied un plan d’action complet garantissant que celles-ci soient mises en Ɠuvre sans dĂ©lai ni atermoiement. Selon l’Heritage Foundation, «plus de 50 groupes issus de l’ensemble du mouvement conservateur» ont contribuĂ© Ă  l’élaboration de ce programme. Edito

En avril 2022, lors d’un dĂźner de l’Heritage Fondation, Trump saluait le travail «incroyable» qui Ă©tait menĂ© Ă  son intention : «C’est un groupe formidable, qui va prĂ©parer le terrain et Ă©laborer des plans dĂ©taillĂ©s sur ce que notre mouvement fera [
] lorsque le peuple amĂ©ricain nous donnera un mandat colossal pour sauver l’AmĂ©rique.» Mais aprĂšs les rĂ©cents coups de projecteur donnĂ©s au fameux «projet de transition prĂ©sidentiel», Trump a fait mine de prendre ses distances avec le think tank. Le 5 juillet, sur son rĂ©seau Truth Social, il affirmait ainsi «ne rien savoir» du projet : «Je n’ai aucune idĂ©e de qui se cache derriĂšre ce projet. Je ne suis pas d’accord avec certaines des choses qu’ils disent et certaines des choses qu’ils disent sont absolument ridicules. Quoi qu’ils fassent, je leur souhaite bonne chance, mais je n’ai rien Ă  voir avec eux.»

Libre Ă  chacun de croire le chef de file du mouvement Maga (Make America Great Again) sur parole, et de ne pas relever que le responsable de la coordination du projet, de mĂȘme que de trĂšs nombreux contributeurs du «Mandate for Leadership» 2025 sont d’anciens collaborateurs de Trump. Parmi ceux qui ont pris la plume, Russell Vought, son ex-directeur du Bureau de la gestion et du budget, qui se trouve par ailleurs ĂȘtre
 directeur du programme politique du Parti rĂ©publicain pour 2024. Plus gĂ©nĂ©ralement, au moins 140 membres de l’administration Trump et proches conseillers seraient liĂ©s au Project 2025, selon un dĂ©compte de CNN. InterprĂ©tation radicale de la Constitution des Etats-Unis

Selon les concepteurs du Project 2025, celui-ci repose sur «quatre piliers». Le premier est donc constituĂ© par les 900 pages du Mandate for Leadership, qui dresse non seulement une liste de rĂ©formes Ă  mettre en Ɠuvre mais aussi, et surtout, la stratĂ©gie envisagĂ©e pour permettre de les appliquer. Un deuxiĂšme pilier du projet – supposĂ©ment en cours d’élaboration – consiste en une feuille de route dĂ©taillĂ©e des actions Ă  entreprendre durant les 180 premiers jours de la prĂ©sidence, pour s’assurer que rien ne vienne entraver la mise en Ɠuvre du programme.

Pour mener Ă  bien leur projet politique, les coordinateurs du Project 2025 s’appuieront sur une interprĂ©tation radicale de la Constitution des Etats-Unis – la «thĂ©orie de l’exĂ©cutif unitaire» – qui veut que l’essentiel du pouvoir exĂ©cutif soit centralisĂ© dans les mains du seul prĂ©sident. Un chapitre, signĂ© par Russel Vought lui-mĂȘme, l’explique sans dĂ©tour : «La tĂąche du prĂ©sident conservateur est de limiter, contrĂŽler et diriger le pouvoir exĂ©cutif au nom du peuple amĂ©ricain.» Ce pouvoir exĂ©cutif, prĂ©cise-t-il, doit «rĂ©diger la politique fĂ©dĂ©rale, l’appliquer et juger si [
] elle est correctement mise en Ɠuvre». En pratique, c’est l’ensemble de la bureaucratie fĂ©dĂ©rale – y compris le dĂ©partement de la Justice – qui serait placĂ© sous le contrĂŽle direct de Donald Trump. Les programmes politiques les plus divers seraient mis en Ɠuvre sur la seule initiative du PrĂ©sident, par un recours gĂ©nĂ©ralisĂ© aux dĂ©crets prĂ©sidentiels. Dans une enquĂȘte publiĂ©e fin 2023, le Washington Post a rĂ©vĂ©lĂ© que l’équipe du Project 2025 travaille d’ores et dĂ©jĂ  Ă  la rĂ©daction de ces dĂ©crets.

Les coordinateurs du Project 2025 ont, bien Ă©videmment, anticipĂ© l’éventualitĂ© de fonctionnaires rĂ©fractaires Ă  ce coup de force dĂ©mocratique. Ils dĂ©plorent d’ailleurs, dans les pages de leur pensum ultraconservateur, que le premier mandat de Donald Trump ait dĂ» composer avec un personnel administratif en grande partie constituĂ© de «carriĂ©ristes» et «de personnes nommĂ©es par Obama». Ils invitent donc Ă  remplacer, aussitĂŽt que possible, l’ensemble des fonctionnaires situĂ©s aux postes clĂ©s par des personnes entiĂšrement dĂ©vouĂ©es au prĂ©sident rĂ©publicain.

Trump n’aura pas Ă  les chercher bien loin, grĂące aux troisiĂšme et quatriĂšme «piliers» du Project 2025. En effet, ses coordinateurs recueillent ouvertement depuis plusieurs mois les candidatures de tous les volontaires Ă  ce grand jeu de chaises musicales. Ils ont, en outre, mis sur pied une «AcadĂ©mie d’administration prĂ©sidentielle», consistant en un «programme Ă©ducatif et de dĂ©veloppement des compĂ©tences» en ligne Ă  l’intention de toute personne dĂ©sireuse «de servir le prochain prĂ©sident conservateur».

Un volet «ressources humaines» central Ă  la bonne marche du plan, qui doit beaucoup au fait que le directeur du Project 2025 n’est autre que Paul Dans – l’ex-chef de cabinet du Bureau de gestion du personnel lors du mandat Trump. Il revendique avoir, par le passĂ©, coordonnĂ© le recrutement des 4 000 fonctionnaires pour le Bureau du personnel prĂ©sidentiel de la Maison Blanche. Et n’ignore pas qu’il faudra disposer d’un contingent plus nombreux, mais aussi assurĂ©ment loyal, pour rendre l’AmĂ©rique «great again». L’Heritage Fondation assure d’ores et dĂ©jĂ  compter dans la base du Project 10 000 personnes prĂȘtes Ă  le mettre en Ɠuvre, et espĂšre en disposer du double d’ici la fin de l’annĂ©e. A noter que, sur le mĂȘme modĂšle, mais cĂŽtĂ© justice, un groupe distinct de l’Heritage Fondation, le «Projet Article 3» (dirigĂ© par un trĂšs proche de Trump, Mike Davis) travaille depuis plusieurs annĂ©es Ă  «identifier, former et mettre en place» des juges ultra-conservateurs aux plus hauts postes – revendiquant avoir notamment permis la prise de poste de trois membres de la Cour suprĂȘme (Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh, et Amy Coney Barrett), 55 juges fĂ©dĂ©raux et 13 juges des cours d’appel. «Nous allons mettre les enfants dans des cages. Ce sera glorieux»

Les rĂȘnes du pouvoir dans la main d’un seul homme, avec une armada d’exĂ©cutants dĂ©vouĂ©s, le programme politique idĂ©al de l’Heritage Foundation est prĂȘt Ă  ĂȘtre dĂ©roulĂ©.

Le Mandate for Leadership ambitionne de rĂ©duire fortement l’influence de l’Etat sur divers aspects de la vie publique. La suppression dĂ©finitive de milliers de postes de fonctionnaires est planifiĂ©e. Egalement parmi les propositions phares : la suppression du dĂ©partement de l’Education. Ce qui n’empĂȘche pas un contrĂŽle du contenu des manuels : les programmes scolaires devront faire disparaĂźtre les mentions Ă  la diversitĂ©, Ă  l’égalitĂ© des genres, ou Ă  la contraception.

Il appelle Ă©galement Ă  rĂ©duire drastiquement les programmes sociaux, y compris la SĂ©curitĂ© sociale et l’Obamacare, le Head Start (aide aux enfants jusqu’à 5 ans), et certains dispositifs comme le plafonnement des prix de quelques mĂ©dicaments essentiels, tels que l’insuline.

Un volet important du programme concerne «la restauration de la famille en tant que piĂšce maĂźtresse de la vie amĂ©ricaine» avec, au menu, d’importantes restrictions portĂ©es sur les ventes de pilules abortives, et le dĂ©ploiement de politiques anti-avortement radicales.

Du cĂŽtĂ© des politiques environnementales, le programme enjoint le PrĂ©sident Ă  retirer les Etats-Unis de la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques, ainsi que de l’accord de Paris. Il propose Ă©galement d’autoriser largement l’exploration et le forage gazier et pĂ©trolier dans les zones appartenant ou contrĂŽlĂ©es par l’Etat. Diverses structures Ă©tatiques liĂ©es Ă  la protection de l’environnement doivent Ă©galement ĂȘtre dĂ©mantelĂ©es. Les financements fĂ©dĂ©raux pour la recherche sur les Ă©nergies renouvelables seront interrompus.

Le programme encourage aussi le recours Ă  l’armĂ©e et la garde nationale pour des «opĂ©rations internes» d’expulsion massive d’immigrants, ainsi que l’abrogation des lois protĂ©geant les mineurs immigrants. Une perspective qui met, d’avance, des Ă©toiles dans les yeux de Mike Davis (cheville ouvriĂšre du Project Article 3, Ă©voquĂ© plus haut) qui, au micro d’un podcast conservateur, se rĂȘvait «procureur gĂ©nĂ©ral par intĂ©rim» lors des trois premiĂšres semaines de l’administration Trump «Nous allons dĂ©porter. Nous allons expulser beaucoup de gens, 10 millions de personnes, des bĂ©bĂ©s, leurs parents, leurs grands-parents. Nous allons mettre les enfants dans des cages. Ce sera glorieux.» A cette occasion, le mĂȘme Davis avait expliquĂ© que les premiĂšres tĂąches de l’administration consisteraient «à virer beaucoup de gens de l’exĂ©cutif, de l’Etat profond», inculper les membres de la famille Biden, et «à faire bĂ©nĂ©ficier d’une grĂące prĂ©sidentielle» l’ensemble des personnes ayant pris part Ă  l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021. Ce que Donald Trump a, d’ailleurs, dĂ©jĂ  lui-mĂȘme promis.

Selon l’enquĂȘte du Washington Post parue fin 2023, l’un des dĂ©crets prĂ©parĂ©s par l’équipe du Project 2025 viserait Ă  autoriser le dĂ©ploiement de l’armĂ©e Ă  l’intĂ©rieur du pays, en vertu de la loi sur l’insurrection de 1871, pour rĂ©primer des manifestations.

Notons enfin que Donald Trump, qui affirme ĂȘtre victime de l’instrumentalisation politique du dĂ©partement de la Justice et du FBI par Biden, avait dĂ©clarĂ© dĂ©but novembre qu’il ne se priverait pas de faire de mĂȘme contre ses opposants politiques. «Personne ne serait en sĂ©curitĂ© dans ce pays»

Selon la Democracy Forward Foundation, organisation étasunienne non partisane à but non lucratif de recherche sur les politiques publiques, le Project 2025 compte parmi «les menaces les plus profondes pour le peuple américain», renverserait «des décennies de progrÚs en matiÚre de droits civiques» et «redéfinirait le mode de fonctionnement» de la société.

Selon Donald Ayer, ancien procureur gĂ©nĂ©ral adjoint sous George W. Bush, citĂ© par le Guardian, «le Project 2025 semble contenir toute une sĂ©rie d’idĂ©es conçues pour permettre Ă  Donald Trump de fonctionner comme un dictateur, en Ă©viscĂ©rant complĂštement un grand nombre des contraintes intĂ©grĂ©es dans notre systĂšme. Il veut vraiment dĂ©truire toute notion d’Etat de droit dans ce pays. Les rapports sur le projet 2025 de Donald Trump suggĂšrent qu’il se prĂ©pare Ă  faire un tas de choses totalement contraires aux valeurs fondamentales qui ont toujours Ă©tĂ© les nĂŽtres. Si M. Trump devait ĂȘtre Ă©lu et mettre en Ɠuvre certaines des idĂ©es qu’il envisage apparemment, personne ne serait en sĂ©curitĂ© dans ce pays».

Et l’on peut, sans guĂšre forcer l’imagination, noircir encore le tableau. Rappelons qu’en aoĂ»t 2023, Donald Trump a Ă©tĂ© inculpĂ© pour avoir tentĂ© d’inverser le rĂ©sultat de l’élection prĂ©sidentielle de 2020, notamment en exerçant des pressions pour faire annuler le dĂ©compte des votes, ou en demandant Ă  son vice-prĂ©sident de refuser de valider l’élection de Biden, au Capitole, le 6 janvier 2021. Une enquĂȘte parlementaire a reconnu une «tentative de coup d’Etat», «encouragĂ©e» par Trump. Avec une mainmise sur l’exĂ©cutif, une armada de fonctionnaires et de juges entiĂšrement dĂ©vouĂ©s Ă  servir non pas les Etats-Unis, mais sa personne, il est fort Ă  parier que ce qui n’est restĂ© qu’une tentative aurait alors abouti. Ce qui ouvre des perspectives, Ă  long terme, pour pĂ©renniser le rĂ©gime rĂȘvĂ© par l’Heritage Foundation bien au-delĂ  d’un mandat trumpiste.

«Nous sommes en train de reprendre possession de ce pays», rĂ©sumait dĂ©but juillet le prĂ©sident de l’Heritage Foundation, Kevin Roberts, sur le podcast de Steve Bannon, ancien conseiller spĂ©cial de Donald Trump). Et de poursuivre : «La seconde rĂ©volution amĂ©ricaine est en cours, qui demeurera sans effusion de sang, si la gauche le permet.»

  • Shinze@lemmy.world
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    2 months ago

    «Nous allons déporter. Nous allons expulser beaucoup de gens, 10 millions de personnes, des bébés, leurs parents, leurs grands-parents. Nous allons mettre les enfants dans des cages. Ce sera glorieux.»

    Sans parler de la bĂȘtise profonde et de l’horreur de ces paroles, avec quels moyens humains ou logistiques ? Les nazis ont dĂ©portĂ© prĂšs de 15 millions de juifs avec des moyens incomparables