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https://www.lemonde.fr/planete/article/2024/08/04/climat-les-promesses-de-l-ia-grevees-par-un-lourd-bilan-carbone_6266586_3244.html

L’intelligence artificielle (IA) est-elle davantage un remĂšde qu’un poison climatique ? Les gĂ©ants de la tech, de Google Ă  Microsoft, le clament haut et fort : les apports de ces technologies pour dĂ©carboner les Ă©conomies et s’adapter au rĂ©chauffement seront Ă  terme majeurs. A l’inverse, nombre d’experts prĂ©viennent que ces gains restent hypothĂ©tiques. L’empreinte carbone et la consommation Ă©lectrique de services comme ChatGPT, d’ores et dĂ©jĂ  importantes, risquent de devenir colossales. Ils appellent Ă  la mesure face Ă  une solution « utile » mais pas « miracle ».

Une meilleure connaissance du climat L’IA est considĂ©rĂ©e comme un outil efficace pour mieux comprendre le changement climatique et rĂ©pondre aux incertitudes qui persistent. Elle est de plus en plus utilisĂ©e dans les prĂ©visions mĂ©tĂ©orologiques, comme s’y emploie le Centre europĂ©en pour les prĂ©visions mĂ©tĂ©orologiques Ă  moyen terme (ECMWF), et pour les simulations du climat du futur. Google Research a ainsi dĂ©voilĂ©, le 22 juillet, dans la revue britannique Nature, une nouvelle approche, NeuralGCM, mĂ©langeant IA et modĂšles climatiques fondĂ©s sur la physique, afin de simuler la mĂ©tĂ©o et le climat de la Terre jusqu’à 3 500 fois plus vite que d’autres modĂšles et de maniĂšre autant, voire plus, prĂ©cise sur une majoritĂ© de paramĂštres.

L’IA sert aussi Ă  mieux anticiper les Ă©vĂ©nements extrĂȘmes, notamment « les incendies, les avalanches ou la trajectoire et les changements brusques d’intensitĂ© des cyclones », explique Claire Monteleoni, titulaire de la chaire Choose France AI et directrice de recherche Ă  l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numĂ©rique (Inria). Dans le cadre du projet de recherche europĂ©en Xaida, le climatologue Pascal Yiou fait, quant Ă  lui, appel Ă  l’IA pour savoir si ces catastrophes sont dues au changement climatique d’origine humaine – ce que l’on appelle la science de l’attribution.

Il utilise aussi l’IA pour prĂ©dire la survenue d’évĂ©nements rares, comme des canicules historiques, afin de mieux prĂ©parer la sociĂ©tĂ©. « Nous avons, par exemple, rĂ©alisĂ© 10 000 simulations de l’été 2024 pour savoir ce qui pouvait arriver », explique le directeur de recherche au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement. L’exercice a pris une semaine pour former l’IA puis une dizaine de minutes pour produire des rĂ©sultats. Deux ou trois mois auraient Ă©tĂ© nĂ©cessaires avec des modĂšles de climat qui tournent sur des supercalculateurs. « L’IA nous permet de tester davantage d’hypothĂšses et de rĂ©pondre Ă  des questions de recherche jusqu’à prĂ©sent inaccessibles », juge M. Yiou.

Des solutions pour rĂ©duire les Ă©missions de CO2 L’IA commence Ă  ĂȘtre utilisĂ©e pour accĂ©lĂ©rer la transition Ă©cologique. « Elle est bien adaptĂ©e, car les problĂ©matiques du climat sont complexes et multifactorielles, donc difficiles Ă  gĂ©rer », estime Gilles Babinet, coprĂ©sident du Conseil national du numĂ©rique et auteur de Green IA. L’intelligence artificielle au service du climat (Odile Jacob, ‎224 pages, 22,90 euros).

Mme Monteleoni explique collaborer avec EDF « pour mieux comprendre oĂč installer des Ă©oliennes en fonction des modifications des vents liĂ©s au changement climatique ». L’IA peut aider Ă  optimiser les rĂ©seaux Ă©lectriques, responsables d’un quart des Ă©missions mondiales de gaz Ă  effet de serre, « en sachant prĂ©dire oĂč c’est ensoleillĂ© ou venteux dans les jours qui viennent, afin de maximiser la production de renouvelables et moins s’appuyer sur d’autres sources d’énergie plus sales », poursuit-elle.

Les autres exemples d’usages sont lĂ©gion : observer et inventorier les Ă©missions de millions de sites polluants Ă  travers le globe et traquer la dĂ©forestation, dĂ©velopper de nouveaux matĂ©riaux, par exemple de meilleurs composants de batteries, optimiser les systĂšmes de chauffage et de climatisation dans les bĂątiments, amĂ©liorer l’agriculture de prĂ©cision, pour limiter les intrants ou l’irrigation, comme les recense une vaste Ă©tude, publiĂ©e en 2022, par une vingtaine d’universitaires et d’experts de la tech, dont Google.

« Nous voyons l’IA comme une occasion pour le climat », rĂ©sume Adam Elman, responsable du dĂ©veloppement durable pour l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient chez Google. Parmi ses services, il cite Google Maps, qui, grĂące aux donnĂ©es sur la topologie ou le trafic routier, « propose des itinĂ©raires qui minimisent l’utilisation de carburant ». « Depuis 2021, cela a Ă©vitĂ© 2,9 millions de tonnes de CO2, soit l’équivalent de 660 000 voitures retirĂ©es de la route par an », assure-t-il. Les thermostats Nest, de Google, qui peuvent contrĂŽler automatiquement le chauffage et la climatisation d’un domicile, auraient, eux, permis d’économiser 7 millions de tonnes de CO2, toujours selon l’entreprise. Le groupe a Ă©galement effectuĂ© des tests pour rĂ©duire, grĂące Ă  l’IA, les traĂźnĂ©es de condensation des avions, qui aggravent le rĂ©chauffement climatique.

Quel pourrait ĂȘtre l’impact pour le climat de l’ensemble de ces pistes ? Il n’existe pas de chiffres ayant fait l’objet d’études approfondies. Les solutions liĂ©es Ă  l’IA, si elles Ă©taient mises en Ɠuvre largement, pourraient rĂ©duire les Ă©missions de CO2 mondiales de 5 % Ă  10 %, d’ici à 2030, assure un rapport du Boston Consulting Group commandĂ© par Google. Mais cette estimation n’est qu’une simple extrapolation Ă  partir d’un article de 2021 racontant quelques cas de clients du cabinet de conseil. Un rapport de PwC sur quatre secteurs, financĂ© par Microsoft en 2019, avançait, lui, une fourchette de baisse de 1,5 % Ă  4 %, d’ici à 2030. Des chiffres que remet en cause Hugues Ferreboeuf, spĂ©cialiste du numĂ©rique au cercle de rĂ©flexion The Shift Project : « Toutes les approches sĂ©rieuses mettent en avant l’impossibilitĂ© de gĂ©nĂ©raliser Ă  partir de cas d’étude spĂ©cifiques. »

Une empreinte carbone en pleine expansion L’enjeu est de taille, car l’IA a d’ores et dĂ©jĂ  un coĂ»t environnemental important : celles gĂ©nĂ©ratives, capables de crĂ©er des textes, des images ou des vidĂ©os, nĂ©cessitent Ă©normĂ©ment de calcul informatique, lors de la phase d’entraĂźnement mais surtout d’utilisation. Une requĂȘte sur un assistant comme ChatGPT consomme dix fois plus d’électricitĂ© qu’une recherche sur Google, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE).

Selon l’organisation non gouvernementale (ONG) Data For Good, spĂ©cialisĂ©e dans la production de donnĂ©es sur les technologies, 100 millions d’utilisateurs de la derniĂšre version de ChatGPT, avec une conversation par jour, Ă©mettraient autant de CO2 en un an que de 100 000 à 364 000 Français. Or, ce type d’assistants d’IA est en cours de dĂ©ploiement sur le moteur de recherche de Google, les rĂ©seaux sociaux de Meta, les smartphones Apple ou Samsung
 Les centaines de milliards d’euros investis dans les centres de donnĂ©es par les gĂ©ants du numĂ©rique, en grande partie pour rĂ©pondre aux besoins de l’IA, ont d’ores et dĂ©jĂ  fait bondir leurs Ă©missions de CO2, en raison de la construction des bĂątiments et de la fabrication des processeurs : en 2023, + 30 % pour Microsoft et + 13 % pour Google (+ 50 % depuis 2019).

Ce dĂ©crochage liĂ© Ă  l’IA remet-il en cause l’objectif de « zĂ©ro carbone en 2030 » fixĂ© par Microsoft ou Google ? « Nous sommes trĂšs engagĂ©s dans la poursuite de cet objectif », assure M. Elman, de Google, tout en soulignant que ce but est « trĂšs ambitieux et difficile Ă  atteindre ». Les gĂ©ants du numĂ©rique misent sur leurs achats d’énergies renouvelables et leurs efforts d’efficacitĂ© Ă©nergĂ©tique pour y parvenir.

« Nous pensons que les bĂ©nĂ©fices de l’IA pour le climat vont significativement dĂ©passer les aspects nĂ©gatifs », assure surtout M. Elman, de Google, comme les dirigeants de Microsoft. L’IA ne serait responsable que d’environ 0,01 % des Ă©missions mondiales, selon un article cosignĂ© par des experts de Microsoft, qui ont appuyĂ© leur calcul sur la consommation Ă©lectrique des processeurs rĂ©servĂ©s Ă  l’IA en 2023.

Ces estimations sont contestables, rĂ©torque M. Ferreboeuf, du Shift Project : « D’ici Ă  trois ans, la part de l’IA va passer de 8 % Ă  45 % dans la consommation Ă©lectrique des centres de donnĂ©es, qui va doubler », explique-t-il, citant des chiffres du cabinet SemiAnalysis. En 2026, l’IA pourrait donc reprĂ©senter environ 0,9 % des Ă©missions mondiales et les centres de donnĂ©es environ 2 % [contre 0,6 % en 2020], selon l’AIE, estime-t-il. « De plus, le raisonnement en pourcentage n’est pas pertinent, insiste l’expert. Ce qu’il faut, c’est savoir si les Ă©missions absolues baissent de 5 % Ă  7 % par an, comme le prĂ©voit l’accord de Paris. »

« C’est trĂšs dur d’avoir un dĂ©bat sur le bilan de l’IA » en raison du « manque de chiffres Ă©tayĂ©s », dĂ©plore Sasha Luccioni, spĂ©cialiste de la consommation Ă©lectrique Ă  la start-up d’IA Hugging Face. Elle pointe de plus le risque d’un « effet rebond » qui contrebalance les gains d’efficacitĂ© Ă©nergĂ©tique en faisant augmenter les usages. Et note qu’il faudrait aussi intĂ©grer les activitĂ©s carbonĂ©es que l’IA favorise, comme l’extraction pĂ©troliĂšre : TotalEnergies a nouĂ© un partenariat avec Google et Exxon Mobil avec Microsoft


Une consommation Ă©lectrique croissante Au-delĂ  des Ă©missions de CO2 des centres de donnĂ©es, leur consommation Ă©lectrique croissante suscite des inquiĂ©tudes : elle pourrait plus que doubler, d’ici à 2026, et passer de 1,7 % Ă  entre 2 % et 3,5 % de la demande mondiale, selon les estimations de l’AIE, qui y inclut les cryptomonnaies. Outre des problĂšmes liĂ©s Ă  l’eau utilisĂ©e pour refroidir les processeurs, cette expansion fait craindre des pĂ©nuries locales d’électricitĂ© ou des conflits d’usages, par exemple avec les voitures Ă©lectriques.

De plus, pointe M. Ferreboeuf, il y a un risque d’accaparement des ressources limitĂ©es en Ă©nergies renouvelables : Amazon, Meta, Google et Microsoft ont, Ă  eux seuls, achetĂ© 29 % des nouveaux contrats d’éolien et de solaire dans le monde, en 2023, selon Bloomberg.

Sur les perspectives Ă  long terme, certains apĂŽtres de l’IA assument une explosion des besoins. « L’IA nĂ©cessitera de produire le double de l’électricitĂ© disponible dans le pays, vous imaginez ? », vient de prĂ©venir le candidat Ă  la prĂ©sidentielle amĂ©ricaine Donald Trump. « Il n’y a pas moyen [de couvrir les besoins Ă©nergĂ©tiques de l’IA] sans une avancĂ©e scientifique », avait dĂ©jĂ  prophĂ©tisĂ©, en janvier, Sam Altman, le fondateur d’OpenAI, espĂ©rant des percĂ©es dans la fusion nuclĂ©aire, vue comme une « énergie propre et illimitĂ©e ».

Vers une autre IA ? « L’IA gĂ©nĂ©rative incarne le technosolutionnisme, ou le mythe de la technologie qui va nous sauver », dĂ©plore Lou Welgryn, coprĂ©sidente de Data For Good. PrĂ©senter l’IA comme une solution Ă  la crise environnementale risquerait de dissuader la sociĂ©tĂ© d’agir et d’aller vers davantage de sobriĂ©tĂ©. L’argument servirait aussi Ă  verdir l’image d’une technologie qui, pourtant, « met sous stĂ©roĂŻdes notre Ă©conomie actuelle, trĂšs carbonĂ©e » et favorise la croissance, la publicitĂ© et la surconsommation, regrette-t-elle.

L’urgence serait de questionner les usages de l’IA, notamment gĂ©nĂ©rative. Et mĂȘme d’y renoncer dans certains cas. Le rĂ©fĂ©rentiel publiĂ© fin juin par l’organisme de certification Afnor invite ainsi Ă  prĂ©fĂ©rer, si possible, « une autre solution moins consommatrice pour rĂ©pondre au mĂȘme objectif ». Et Ă  privilĂ©gier une « IA frugale ». Le principe est lĂ  de recourir Ă  des modĂšles d’IA moins puissants ou moins gĂ©nĂ©ralistes pour traiter les requĂȘtes les plus simples ou des usages plus spĂ©cifiques.

« Entre le technosolutionnisme et la dĂ©croissance, il y a une troisiĂšme voie possible », pense M. Babinet. Selon lui, il faut encourager les usages utiles de l’IA, qui, souvent, ne nĂ©cessitent pas d’IA gĂ©nĂ©rative, et « dĂ©courager » les usages futiles et gourmands en calcul, comme la gĂ©nĂ©ration d’images sur les rĂ©seaux sociaux. « Il faut donc faire payer le vrai prix de l’environnement », poursuit-il, proposant d’intĂ©grer les services numĂ©riques comme l’IA dans le mĂ©canisme d’ajustement carbone aux frontiĂšres par lequel l’UE va taxer des produits en fonction de leurs Ă©missions de CO2.

Sasha Luccioni ou FrĂ©dĂ©ric Bordage, de l’ONG Green IT, souhaitent, eux, la crĂ©ation d’une sorte « d’écoscore » qui, Ă  la maniĂšre du Nutri-Score pour les aliments, ferait la transparence sur les coĂ»ts environnementaux des modĂšles d’IA, afin d’orienter les usages. Dans cet esprit, l’Afnor a Ă©noncĂ© des mĂ©thodologies de calcul pour mesurer l’impact environnemental de l’IA, afin de communiquer « avec des allĂ©gations justes et vĂ©rifiables ». Et « sans greenwashing », prĂ©cise le communiquĂ©.

Audrey Garric et Alexandre Piquard