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Lâintelligence artificielle (IA) est-elle davantage un remĂšde quâun poison climatique ? Les gĂ©ants de la tech, de Google Ă Microsoft, le clament haut et fort : les apports de ces technologies pour dĂ©carboner les Ă©conomies et sâadapter au rĂ©chauffement seront Ă terme majeurs. A lâinverse, nombre dâexperts prĂ©viennent que ces gains restent hypothĂ©tiques. Lâempreinte carbone et la consommation Ă©lectrique de services comme ChatGPT, dâores et dĂ©jĂ importantes, risquent de devenir colossales. Ils appellent Ă la mesure face Ă une solution « utile » mais pas « miracle ».
Une meilleure connaissance du climat LâIA est considĂ©rĂ©e comme un outil efficace pour mieux comprendre le changement climatique et rĂ©pondre aux incertitudes qui persistent. Elle est de plus en plus utilisĂ©e dans les prĂ©visions mĂ©tĂ©orologiques, comme sây emploie le Centre europĂ©en pour les prĂ©visions mĂ©tĂ©orologiques Ă moyen terme (ECMWF), et pour les simulations du climat du futur. Google Research a ainsi dĂ©voilĂ©, le 22 juillet, dans la revue britannique Nature, une nouvelle approche, NeuralGCM, mĂ©langeant IA et modĂšles climatiques fondĂ©s sur la physique, afin de simuler la mĂ©tĂ©o et le climat de la Terre jusquâĂ 3 500 fois plus vite que dâautres modĂšles et de maniĂšre autant, voire plus, prĂ©cise sur une majoritĂ© de paramĂštres.
LâIA sert aussi Ă mieux anticiper les Ă©vĂ©nements extrĂȘmes, notamment « les incendies, les avalanches ou la trajectoire et les changements brusques dâintensitĂ© des cyclones », explique Claire Monteleoni, titulaire de la chaire Choose France AI et directrice de recherche Ă lâInstitut national de recherche en sciences et technologies du numĂ©rique (Inria). Dans le cadre du projet de recherche europĂ©en Xaida, le climatologue Pascal Yiou fait, quant Ă lui, appel Ă lâIA pour savoir si ces catastrophes sont dues au changement climatique dâorigine humaine â ce que lâon appelle la science de lâattribution.
Il utilise aussi lâIA pour prĂ©dire la survenue dâĂ©vĂ©nements rares, comme des canicules historiques, afin de mieux prĂ©parer la sociĂ©tĂ©. « Nous avons, par exemple, rĂ©alisĂ© 10 000 simulations de lâĂ©tĂ©Â 2024 pour savoir ce qui pouvait arriver », explique le directeur de recherche au Laboratoire des sciences du climat et de lâenvironnement. Lâexercice a pris une semaine pour former lâIA puis une dizaine de minutes pour produire des rĂ©sultats. Deux ou trois mois auraient Ă©tĂ© nĂ©cessaires avec des modĂšles de climat qui tournent sur des supercalculateurs. « LâIA nous permet de tester davantage dâhypothĂšses et de rĂ©pondre Ă des questions de recherche jusquâĂ prĂ©sent inaccessibles », juge M. Yiou.
Des solutions pour rĂ©duire les Ă©missions de CO2 LâIA commence Ă ĂȘtre utilisĂ©e pour accĂ©lĂ©rer la transition Ă©cologique. « Elle est bien adaptĂ©e, car les problĂ©matiques du climat sont complexes et multifactorielles, donc difficiles Ă gĂ©rer », estime Gilles Babinet, coprĂ©sident du Conseil national du numĂ©rique et auteur de Green IA. Lâintelligence artificielle au service du climat (Odile Jacob, â224 pages, 22,90 euros).
Mme Monteleoni explique collaborer avec EDF « pour mieux comprendre oĂč installer des Ă©oliennes en fonction des modifications des vents liĂ©s au changement climatique ». LâIA peut aider Ă optimiser les rĂ©seaux Ă©lectriques, responsables dâun quart des Ă©missions mondiales de gaz Ă effet de serre, « en sachant prĂ©dire oĂč câest ensoleillĂ© ou venteux dans les jours qui viennent, afin de maximiser la production de renouvelables et moins sâappuyer sur dâautres sources dâĂ©nergie plus sales », poursuit-elle.
Les autres exemples dâusages sont lĂ©gion : observer et inventorier les Ă©missions de millions de sites polluants Ă travers le globe et traquer la dĂ©forestation, dĂ©velopper de nouveaux matĂ©riaux, par exemple de meilleurs composants de batteries, optimiser les systĂšmes de chauffage et de climatisation dans les bĂątiments, amĂ©liorer lâagriculture de prĂ©cision, pour limiter les intrants ou lâirrigation, comme les recense une vaste Ă©tude, publiĂ©e en 2022, par une vingtaine dâuniversitaires et dâexperts de la tech, dont Google.
« Nous voyons lâIA comme une occasion pour le climat », rĂ©sume Adam Elman, responsable du dĂ©veloppement durable pour lâEurope, lâAfrique et le Moyen-Orient chez Google. Parmi ses services, il cite Google Maps, qui, grĂące aux donnĂ©es sur la topologie ou le trafic routier, « propose des itinĂ©raires qui minimisent lâutilisation de carburant ». « Depuis 2021, cela a Ă©vitĂ© 2,9 millions de tonnes de CO2, soit lâĂ©quivalent de 660 000 voitures retirĂ©es de la route par an », assure-t-il. Les thermostats Nest, de Google, qui peuvent contrĂŽler automatiquement le chauffage et la climatisation dâun domicile, auraient, eux, permis dâĂ©conomiser 7 millions de tonnes de CO2, toujours selon lâentreprise. Le groupe a Ă©galement effectuĂ© des tests pour rĂ©duire, grĂące Ă lâIA, les traĂźnĂ©es de condensation des avions, qui aggravent le rĂ©chauffement climatique.
Quel pourrait ĂȘtre lâimpact pour le climat de lâensemble de ces pistes ? Il nâexiste pas de chiffres ayant fait lâobjet dâĂ©tudes approfondies. Les solutions liĂ©es Ă lâIA, si elles Ă©taient mises en Ćuvre largement, pourraient rĂ©duire les Ă©missions de CO2 mondiales de 5 % Ă 10 %, dâici à  2030, assure un rapport du Boston Consulting Group commandĂ© par Google. Mais cette estimation nâest quâune simple extrapolation Ă partir dâun article de 2021 racontant quelques cas de clients du cabinet de conseil. Un rapport de PwC sur quatre secteurs, financĂ© par Microsoft en 2019, avançait, lui, une fourchette de baisse de 1,5 % Ă 4 %, dâici Ă Â 2030. Des chiffres que remet en cause Hugues Ferreboeuf, spĂ©cialiste du numĂ©rique au cercle de rĂ©flexion The Shift Project : « Toutes les approches sĂ©rieuses mettent en avant lâimpossibilitĂ© de gĂ©nĂ©raliser Ă partir de cas dâĂ©tude spĂ©cifiques. »
Une empreinte carbone en pleine expansion Lâenjeu est de taille, car lâIA a dâores et dĂ©jĂ un coĂ»t environnemental important : celles gĂ©nĂ©ratives, capables de crĂ©er des textes, des images ou des vidĂ©os, nĂ©cessitent Ă©normĂ©ment de calcul informatique, lors de la phase dâentraĂźnement mais surtout dâutilisation. Une requĂȘte sur un assistant comme ChatGPT consomme dix fois plus dâĂ©lectricitĂ© quâune recherche sur Google, selon lâAgence internationale de lâĂ©nergie (AIE).
Selon lâorganisation non gouvernementale (ONG) Data For Good, spĂ©cialisĂ©e dans la production de donnĂ©es sur les technologies, 100 millions dâutilisateurs de la derniĂšre version de ChatGPT, avec une conversation par jour, Ă©mettraient autant de CO2 en un an que de 100 000 à 364 000 Français. Or, ce type dâassistants dâIA est en cours de dĂ©ploiement sur le moteur de recherche de Google, les rĂ©seaux sociaux de Meta, les smartphones Apple ou Samsung⊠Les centaines de milliards dâeuros investis dans les centres de donnĂ©es par les gĂ©ants du numĂ©rique, en grande partie pour rĂ©pondre aux besoins de lâIA, ont dâores et dĂ©jĂ fait bondir leurs Ă©missions de CO2, en raison de la construction des bĂątiments et de la fabrication des processeurs : en 2023, + 30 % pour Microsoft et + 13 % pour Google (+ 50 % depuis 2019).
Ce dĂ©crochage liĂ© Ă lâIA remet-il en cause lâobjectif de « zĂ©ro carbone en 2030 » fixĂ© par Microsoft ou Google ? « Nous sommes trĂšs engagĂ©s dans la poursuite de cet objectif », assure M. Elman, de Google, tout en soulignant que ce but est « trĂšs ambitieux et difficile Ă atteindre ». Les gĂ©ants du numĂ©rique misent sur leurs achats dâĂ©nergies renouvelables et leurs efforts dâefficacitĂ© Ă©nergĂ©tique pour y parvenir.
« Nous pensons que les bĂ©nĂ©fices de lâIA pour le climat vont significativement dĂ©passer les aspects nĂ©gatifs », assure surtout M. Elman, de Google, comme les dirigeants de Microsoft. LâIA ne serait responsable que dâenviron 0,01 % des Ă©missions mondiales, selon un article cosignĂ© par des experts de Microsoft, qui ont appuyĂ© leur calcul sur la consommation Ă©lectrique des processeurs rĂ©servĂ©s Ă lâIA en 2023.
Ces estimations sont contestables, rĂ©torque M. Ferreboeuf, du Shift Project : « Dâici Ă trois ans, la part de lâIA va passer de 8 % Ă 45 % dans la consommation Ă©lectrique des centres de donnĂ©es, qui va doubler », explique-t-il, citant des chiffres du cabinet SemiAnalysis. En 2026, lâIA pourrait donc reprĂ©senter environ 0,9 % des Ă©missions mondiales et les centres de donnĂ©es environ 2 % [contre 0,6 % en 2020], selon lâAIE, estime-t-il. « De plus, le raisonnement en pourcentage nâest pas pertinent, insiste lâexpert. Ce quâil faut, câest savoir si les Ă©missions absolues baissent de 5 % Ă 7 % par an, comme le prĂ©voit lâaccord de Paris. »
« Câest trĂšs dur dâavoir un dĂ©bat sur le bilan de lâIA » en raison du « manque de chiffres Ă©tayĂ©s », dĂ©plore Sasha Luccioni, spĂ©cialiste de la consommation Ă©lectrique Ă la start-up dâIA Hugging Face. Elle pointe de plus le risque dâun « effet rebond » qui contrebalance les gains dâefficacitĂ© Ă©nergĂ©tique en faisant augmenter les usages. Et note quâil faudrait aussi intĂ©grer les activitĂ©s carbonĂ©es que lâIA favorise, comme lâextraction pĂ©troliĂšre : TotalEnergies a nouĂ© un partenariat avec Google et Exxon Mobil avec MicrosoftâŠ
Une consommation Ă©lectrique croissante Au-delĂ des Ă©missions de CO2 des centres de donnĂ©es, leur consommation Ă©lectrique croissante suscite des inquiĂ©tudes : elle pourrait plus que doubler, dâici Ă Â 2026, et passer de 1,7 % Ă entre 2 % et 3,5 % de la demande mondiale, selon les estimations de lâAIE, qui y inclut les cryptomonnaies. Outre des problĂšmes liĂ©s Ă lâeau utilisĂ©e pour refroidir les processeurs, cette expansion fait craindre des pĂ©nuries locales dâĂ©lectricitĂ© ou des conflits dâusages, par exemple avec les voitures Ă©lectriques.
De plus, pointe M. Ferreboeuf, il y a un risque dâaccaparement des ressources limitĂ©es en Ă©nergies renouvelables : Amazon, Meta, Google et Microsoft ont, Ă eux seuls, achetĂ© 29 % des nouveaux contrats dâĂ©olien et de solaire dans le monde, en 2023, selon Bloomberg.
Sur les perspectives Ă long terme, certains apĂŽtres de lâIA assument une explosion des besoins. « LâIA nĂ©cessitera de produire le double de lâĂ©lectricitĂ© disponible dans le pays, vous imaginez ? », vient de prĂ©venir le candidat Ă la prĂ©sidentielle amĂ©ricaine Donald Trump. « Il nây a pas moyen [de couvrir les besoins Ă©nergĂ©tiques de lâIA] sans une avancĂ©e scientifique », avait dĂ©jĂ prophĂ©tisĂ©, en janvier, Sam Altman, le fondateur dâOpenAI, espĂ©rant des percĂ©es dans la fusion nuclĂ©aire, vue comme une « énergie propre et illimitĂ©e ».
Vers une autre IA ? « LâIA gĂ©nĂ©rative incarne le technosolutionnisme, ou le mythe de la technologie qui va nous sauver », dĂ©plore Lou Welgryn, coprĂ©sidente de Data For Good. PrĂ©senter lâIA comme une solution Ă la crise environnementale risquerait de dissuader la sociĂ©tĂ© dâagir et dâaller vers davantage de sobriĂ©tĂ©. Lâargument servirait aussi Ă verdir lâimage dâune technologie qui, pourtant, « met sous stĂ©roĂŻdes notre Ă©conomie actuelle, trĂšs carbonĂ©e » et favorise la croissance, la publicitĂ© et la surconsommation, regrette-t-elle.
Lâurgence serait de questionner les usages de lâIA, notamment gĂ©nĂ©rative. Et mĂȘme dây renoncer dans certains cas. Le rĂ©fĂ©rentiel publiĂ© fin juin par lâorganisme de certification Afnor invite ainsi Ă prĂ©fĂ©rer, si possible, « une autre solution moins consommatrice pour rĂ©pondre au mĂȘme objectif ». Et Ă privilĂ©gier une « IA frugale ». Le principe est lĂ de recourir Ă des modĂšles dâIA moins puissants ou moins gĂ©nĂ©ralistes pour traiter les requĂȘtes les plus simples ou des usages plus spĂ©cifiques.
« Entre le technosolutionnisme et la dĂ©croissance, il y a une troisiĂšme voie possible », pense M. Babinet. Selon lui, il faut encourager les usages utiles de lâIA, qui, souvent, ne nĂ©cessitent pas dâIA gĂ©nĂ©rative, et « dĂ©courager » les usages futiles et gourmands en calcul, comme la gĂ©nĂ©ration dâimages sur les rĂ©seaux sociaux. « Il faut donc faire payer le vrai prix de lâenvironnement », poursuit-il, proposant dâintĂ©grer les services numĂ©riques comme lâIA dans le mĂ©canisme dâajustement carbone aux frontiĂšres par lequel lâUE va taxer des produits en fonction de leurs Ă©missions de CO2.
Sasha Luccioni ou FrĂ©dĂ©ric Bordage, de lâONG Green IT, souhaitent, eux, la crĂ©ation dâune sorte « dâĂ©coscore » qui, Ă la maniĂšre du Nutri-Score pour les aliments, ferait la transparence sur les coĂ»ts environnementaux des modĂšles dâIA, afin dâorienter les usages. Dans cet esprit, lâAfnor a Ă©noncĂ© des mĂ©thodologies de calcul pour mesurer lâimpact environnemental de lâIA, afin de communiquer « avec des allĂ©gations justes et vĂ©rifiables ». Et « sans greenwashing », prĂ©cise le communiquĂ©.
Audrey Garric et Alexandre Piquard