Le Zengakuren, mouvement Ă©tudiant d’extrĂȘme gauche, milite contre la guerre, la figure impĂ©riale et la prĂ©sence des bases militaires sur le sol japonais. Mais depuis les protestations meurtriĂšres des annĂ©es 1970, le groupe est honni par la sociĂ©tĂ© japonaise. Que reprĂ©sente-t-il aujourd’hui ? Qui sont les jeunes qui choisissent cet engagement politique malgrĂ© la profonde dĂ©sapprobation sociale ? EnquĂȘte.

Tokyo (Japon).– Casques de chantier siglĂ©s sur la tĂȘte, des Ă©tudiant·es foulent le cĂ©lĂšbre carrefour de Shibuya, Ă  Tokyo. Des effectifs de police impressionnants encadrent les 800 manifestant·es, des Ă©tudiant·es et reprĂ©sentant·es des syndicats, le dimanche 28 avril 2024. En tĂȘte de cortĂšge, garçons et filles d’une vingtaine d’annĂ©es avancent serrĂ©s, en chaĂźne humaine. « Nous sommes contre la guerre ! », crient-ils. « Stop au gĂ©nocide : Kishida, tu dois demander la fin du massacre Ă  Gaza ! », intiment-ils au premier ministre.

Le cortĂšge est encerclĂ©, et les messages continuent de sortir des porte-voix : aprĂšs la libĂ©ration de la Palestine, ils demandent le retrait des bases amĂ©ricaines du territoire japonais, la fin de l’invasion russe en Ukraine, critiquent leur gouvernement
 Sur leurs casques, qui symbolisent l’alliance avec les travailleurs et travailleuses, se trouvent les inscriptions « anticapitalisme » et « antistalinisme ».

Sont aussi inscrits les mots Zengakuren, diminutif de zen-nihon gakusei jichikai sƍ rengƍ (FĂ©dĂ©ration japonaise des associations autonomes d’étudiants) et ChĆ«kaku-ha (comitĂ© central de la Ligue communiste rĂ©volutionnaire japonaise, faction marxiste du Zengakuren). Sur leur passage, certains les encouragent, beaucoup dĂ©tournent le regard. Les gaisensha, les camions blindĂ©s des ultranationalistes, font des allers-retours pour hurler des insultes dans le but de couvrir la voix des Ă©tudiant·es.

Pendant les jours qui suivent la manifestation, les images de ce Shibuya chaotique, paralysĂ© par une jeunesse casquĂ©e en colĂšre, vont, Ă  la lumiĂšre de l’actualitĂ©, devenir virales sur les rĂ©seaux sociaux. Mais qui sont ces jeunes ? En 2024, que reste-t-il du Zengakuren, ce mouvement Ă©tudiant qui s’est effondrĂ© dans les annĂ©es 1970 ?

« La petite fille sur cette photo, c’est moi avec ma mĂšre. Elle est morte mais elle a toujours militĂ© pour les travailleurs, pour la rĂ©volution et contre la guerre. » Du plus loin qu’elle se souvienne, Tomoko Horaguchi, 36 ans, a toujours baignĂ© dans un environnement politisĂ© : « À la maison, on Ă©changeait sur tout. Mon pĂšre Ă©tait membre du ChĆ«kaku-ha. »

Tomoko a grandi dans le nord-est du Japon. « Il s’est passĂ© treize ans depuis le sĂ©isme de 2011 et aucune leçon n’a Ă©tĂ© tirĂ©e », dit-elle, exaspĂ©rĂ©e. Son pĂšre milite toujours, dĂ©sormais contre le redĂ©marrage de la centrale nuclĂ©aire d’Onagawa, situĂ©e en bord de mer, Ă  160 kilomĂštres au nord de celle de Fukushima. « Le gouvernement a rĂ©cemment distribuĂ© des tracts dans les Ă©coles pour expliquer aux enfants de la rĂ©gion qu’ils pouvaient boire l’eau [rejetĂ©e par] la centrale traitĂ©e Ă  l’Alps [un systĂšme de pompage et de filtration – ndlr] sans danger : pourquoi leur dire de telles absurditĂ©s ? » Elle ne peut s’empĂȘcher de faire un lien avec le Japon en guerre, « lorsque l’on expliquait aux enfants qu’il fallait faire des sacrifices pour la nation ».

Un passĂ© qui effraie Longtemps, la trentenaire a pensĂ© que « dans les foyers, on parlait politique Ă  table ». « C’est en allant Ă  l’école que je me suis rendu compte que l’ambiance Ă©tait diffĂ©rente dans les maisons de mes amis », se souvient-elle. Au Japon, la politique Ă©vite de s’inviter dans les discussions : souvent considĂ©rĂ©e comme taboue, elle peut crĂ©er des divergences d’opinions. Et depuis les annĂ©es 1970, le militantisme politique est perçu comme dangereux, il fait peur.

À l’époque, les manifestations du Zengakuren, qui tient un discours rĂ©volutionnaire, font des morts. Dans sa derniĂšre phase, certaines factions du mouvement organisent des attaques armĂ©es, et une guerre fratricide en son sein se prolonge jusqu’à la fin des annĂ©es 1990. L’épisode sanglant Ă©pouvante la sociĂ©tĂ©, y compris la gauche. La faction marxiste du ChĆ«kaku-ha est accusĂ©e d’une sĂ©rie d’attaques armĂ©es, de bombardements et de destructions d’infrastructures dans le but de faire avancer sa cause.

Tomoko Horaguchi explique qu’« il s’agit avant tout de se protĂ©ger, par la violence si nĂ©cessaire ». Pour elle, la rĂ©volution engagĂ©e dans les annĂ©es 1970 doit se poursuivre. Elle en prend conscience en mai 2008, lorsqu’elle entend parler de l’arrestation de trente-huit Ă©tudiants sur le campus de l’universitĂ© Hƍsei, Ă  Tokyo, alors qu’ils protestent dans le calme contre la tenue du G8. Elle quitte un emploi dans la restauration et reprend des Ă©tudes Ă  Hƍsei, justement, oĂč le ChĆ«kaku-ha a une longue histoire.

La moindre bousculade avec un policier, un fonctionnaire, un agent de sécurité sur un campus sera une excuse pour les placer en garde à vue.

William Andrews, chercheur, Ă  propos des militants du ChĆ«kaku-ha En deuxiĂšme annĂ©e, raconte-t-elle, « j’ai Ă©tĂ© punie parce que je distribuais des tracts. C’était contre le rĂšglement : mes tracts n’étaient mĂȘme pas politiques ». Les membres du ChĆ«kaku-ha, au nombre de 4 700 aujourd’hui, partagent tous des expĂ©riences d’arrestation et de garde Ă  vue. À tel point qu’« il s’agit quasiment d’un rite initiatique pour les nouveaux », explique William Andrews, chercheur et auteur de l’ouvrage Dissenting Japan: A History of Japanese Radicalism and Counterculture, from 1945 to Fukushima (C. Hurst & Co, 2016). Sauf que « les attaques armĂ©es sont le passĂ©, aujourd’hui ils veulent simplement manifester ».

Le chercheur prĂ©cise : « La moindre bousculade avec un policier, un fonctionnaire, un agent de sĂ©curitĂ© sur un campus sera une excuse pour les placer en garde Ă  vue [qui peut durer jusqu’à vingt-trois jours au Japon pour chacune des infractions identifiĂ©es – ndlr]. Les forces de l’ordre cherchent Ă  les intimider. »

Une police politique confirmĂ©e par un avocat qui tient Ă  rester anonyme. Avec un membre du ChĆ«kaku-ha en garde Ă  vue, « la police dispose aussi d’un mandat pour pĂ©nĂ©trer dans les bureaux Ă  la recherche d’indices pour retrouver d’anciens membres ». Une mĂ©thode qui a fait ses preuves puisque, en 2017, la police a retrouvĂ© Masaki Osaka, recherchĂ© depuis des dĂ©cennies et condamnĂ© Ă  vingt ans de prison fin 2023 pour sa participation Ă  une manifestation Ă  Shibuya, en 1971, qui a entraĂźnĂ© la mort d’un policier. Le militant a toujours clamĂ© son innocence.

Au Japon, « peu de personnes savent que le Zengakuren existe toujours, explique Tomoko Horaguchi. Et ceux qui nous connaissent ont une trĂšs mauvaise image de nous. » Elle poursuit : « Nous ne renions pas ce passĂ© mais nous voulons faire entendre nos voix sur les sujets sociaux et politiques qui nous touchent. Et si la violence est nĂ©cessaire pour nous dĂ©fendre contre l’autoritĂ© Ă©tatique, nous n’hĂ©siterons pas. » Parce qu’ils tiennent ce discours qui pose la question de la rĂ©sistance violente, les membres du ChĆ«kaku-ha sont surveillĂ©s par les forces de l’ordre comme le lait sur le feu.

Sous surveillance À l’est de Tokyo, le bĂątiment du Zenshinsha, le QG du ChĆ«kaku-ha, est une vĂ©ritable forteresse d’acier. Sur la palissade, les unes de la publication hebdomadaire de la faction et une pile de journaux que l’on peut prendre, en Ă©change de quelques centaines de yens Ă  dĂ©poser dans une boĂźte. Sept camĂ©ras de surveillance permettent au gardien de vĂ©rifier qui sonne Ă  la porte ou rĂŽde aux alentours. PrĂšs de lĂ , les traces de l’utilisation d’une scie Ă  mĂ©taux, vestiges d’un raid de police survenu il y a un an, Ă  l’étĂ© 2023.

« Le camping-car de la police est stationnĂ© lĂ  vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept », explique Mayumi Ishida, 37 ans, un des leaders du ChĆ«kaku-ha, alors qu’il pointe du doigt un vĂ©hicule garĂ© Ă  une cinquantaine de mĂštres. « On ne sait pas vraiment ce qu’ils fabriquent », plaisante-t-il. Pour entrer dans le bunker, il faut passer une porte, puis deux. Des verrous, des leviers, qui « nous permettent de nous protĂ©ger, explique Mayumi Ishida, surtout la nuit, on les ferme tous ». Dans le hall, les portraits des policiers qu’ils croisent rĂ©guliĂšrement. Sur plusieurs Ă©tages, l’espace est grand : il y a la rĂ©daction mais aussi des salles de rĂ©union, une cafĂ©tĂ©ria, des cabines de douche et des couchettes. « Moi je vis ici », prĂ©cise Mayumi Ishida.

Dans les dortoirs universitaires, les rÚglements intérieurs interdisent souvent de parler politique.

Mayumi fait partie de ceux qui portent la reprĂ©sentation publique du groupe, dont il est membre depuis prĂšs de vingt ans, en rĂ©pondant aux quelques demandes d’interviews des mĂ©dias japonais. Le ChĆ«kaku-ha veut changer son image, montrer qu’il est davantage que l’épisode sanglant de son passĂ© et expliquer pourquoi il se bat et quelle est sa lutte aujourd’hui. Depuis quelques annĂ©es, il connaĂźt un regain de popularitĂ©, et de plus en plus de jeunes se reconnaissent dans son combat social et politique.

« Ici, du matin au soir, nous nous battons pour changer la sociĂ©tĂ©. » La cause du ChĆ«kaku-ha est devenue toute la vie de ce natif de Hiroshima, oĂč le traumatisme gĂ©nĂ©rationnel de la guerre reste fort. Depuis ses annĂ©es Ă©tudiantes Ă  l’universitĂ© du Tƍhoku, Ă  Sendai, il se souvient du 11 mars 2011 comme si c’était hier. Comme pour beaucoup de membres, c’est l’accident nuclĂ©aire de Fukushima et le retour au gouvernement de Shinzo Abe, en 2012, qui confortent son engagement. « Avant de rencontrer le ChĆ«kaku-ha, moi aussi je pensais que la mobilisation Ă©tudiante n’existait plus que dans les films en noir et blanc. Mes grands-parents Ă©taient des militants, mais pas mes parents. » Le discours pacifiste de la faction rĂ©sonne en lui : « Je ne connaissais rien d’eux. J’étais un simple Ă©tudiant fauchĂ© : au Japon, les frais universitaires coĂ»tent cher. »

À l’époque, entre cafĂ©tĂ©ria et dortoir, ces logements Ă©tudiants collectifs aux tarifs trĂšs abordables, Mayumi s’en sort avec 20 000 yens (117 euros) par mois. Mais les universitĂ©s et le gouvernement ne veulent plus de ces lieux de rassemblement oĂč s’organise traditionnellement le dĂ©bat politique de la jeunesse : les campus ont entrepris de les dĂ©molir pour en reconstruire des neufs, plus chers et oĂč les rĂšglements intĂ©rieurs interdisent souvent de parler politique.

Mes amis m’ont dit de faire attention, que le ChĆ«kaku-ha pouvait ĂȘtre dangereux. Mais j’étais alignĂ© avec leurs idĂ©es.

Mayumi Ishida, militant du ChĆ«kaku-ha « À mon Ă©poque, le dortoir voisin du mien avait Ă©tĂ© touchĂ© par un avis d’expulsion, et les Ă©tudiants avaient protestĂ©. J’étais choquĂ© par la dĂ©cision de le fermer, prise par l’universitĂ© sans consultation des Ă©tudiants qui vivaient Ă  l’intĂ©rieur. » Le plus vieux dortoir du Japon, Yoshidaryo, qui dĂ©pend de l’universitĂ© de Kyoto, est actuellement en bataille devant les tribunaux de l’ancienne capitale : les Ă©tudiant·es refusent l’ordre d’expulsion de l’universitĂ© dont ils font l’objet et le tribunal a statuĂ© en leur faveur en fĂ©vrier.

Militer contre la guerre et pour les droits des Ă©tudiant·es devient une Ă©vidence pour Mayumi. « Mes amis m’ont dit de faire attention, que le ChĆ«kaku-ha pouvait ĂȘtre dangereux. Mais j’étais alignĂ© avec leurs idĂ©es. » Il remarque un changement ces derniĂšres annĂ©es : « Si ma gĂ©nĂ©ration n’a pas su comment militer, les choses ont changĂ© : l’invasion russe en Ukraine, la situation Ă  Gaza ont choquĂ© le monde, et militer pour la paix parle Ă  de plus en plus de jeunes, y compris au Japon. »

Mais le militantisme japonais connaĂźt des freins : « La lutte des classes a Ă©tĂ© diffĂ©rente au Japon. En France, il y a eu plusieurs rĂ©volutions bourgeoises, l’insurrection de la Commune de Paris qui a permis de faire entendre les souffrances des travailleurs et de poser les fondations des organisations syndicales. Le Japon n’a pas connu cela. Pendant la restauration de Meiji, la rĂ©volution a Ă©tĂ© capitaliste : la classe dominante a renversĂ© le systĂšme en s’associant Ă  la classe capitaliste Ă©mergente. Il n’y a pas eu de rĂ©volution sociale durant laquelle les paysans et les ouvriers se seraient massivement soulevĂ©s. » Dans les annĂ©es 1970, sans parvenir Ă  cette rĂ©volution sociale, la lutte a laissĂ© le sentiment amer d’avoir protestĂ© pour rien. Le dĂ©sespoir et la colĂšre ont embrasĂ© les esprits.