Tokyo (Japon).– La nuit est tombĂ©e Ă  Tokyo et la lumiĂšre s’échappe de la salle d’un centre communautaire de l’arrondissement de Bunkyo, Ă  l’est de la capitale japonaise. Pour la premiĂšre fois depuis des annĂ©es, Takeo Shimizu, 86 ans, un des leaders historiques du ChĆ«kaku-ha, va tenir une confĂ©rence devant une poignĂ©e d’étudiant·es. Communiste, il a vĂ©cu une vie de fugitif Ă  partir de 1969, puis a subitement rĂ©apparu en 2020, en pleine pandĂ©mie de Covid-19, affirmant que le contexte Ă©tait idĂ©al « pour une rĂ©volution ».

Ce soir d’avril 2024, alors que sa confĂ©rence s’apprĂȘte Ă  dĂ©marrer, un militant nationaliste l’insulte depuis le trottoir, Ă  l’extĂ©rieur du bĂątiment. Mais Takeo Shimizu reste de marbre. Pendant trois heures, il revient sur son Ă©veil Ă  la lutte et sur sa vision marxiste de la sociĂ©tĂ© mais reste discret sur les raisons de son retour dans la vie publique.

Dans un entretien publiĂ© le 17 avril par l’hebdomadaire Flash, Takeo Shimizu s’explique : « Nous voulons manifester, mais la violence de la police antiĂ©meute et de l’autoritĂ© Ă©tatique nous en empĂȘche. Nous devons donc nous battre : si les autoritĂ©s nous frappent avec des bĂątons, nous leur rendons la pareille. Si elles nous tirent dessus avec des pistolets, nous leur tirons dessus Ă©galement. »

Il ajoute que son souhait n’est pas d’en venir Ă  de telles mesures, mais que la situation peut ne pas donner le choix : « À mesure que les États-Unis renforcent leur armĂ©e et exercent une pression sur la Chine, le stalinisme chinois rĂ©agit de mĂȘme. Le Japon renforce aussi son armĂ©e. Telles sont les contradictions de l’impĂ©rialisme capitaliste. » Pour lui, une troisiĂšme guerre mondiale se profile, et la « seule façon d’éviter la guerre est la rĂ©volution ». GalvanisĂ© par « l’arrivĂ©e de nouveaux membres » dans les rangs du ChĆ«kaku-ha, Takeo Shimizu annonce qu’« une grande action se profile Ă  l’automne ».

Le refus de l’impĂ©rialisme amĂ©ricain Depuis les annĂ©es 1970, le Japon est progressivement devenu sourd aux discours du Zengakuren. FondĂ© en 1948 par Takei Teruo, ce mouvement Ă©tudiant d’extrĂȘme gauche compte Ă  son pic, dans les annĂ©es 1960-70, prĂšs de 300 000 membres, soit 60 % de la population estudiantine du pays. À l’origine, il s’agit d’une mobilisation de la jeunesse contre la guerre du Vietnam et la prĂ©sence des bases amĂ©ricaines sur le sol japonais.

Entre 1955 et 1957, la lutte de Sunagawa unit pour la premiĂšre fois Ă©tudiant·es et syndicats contre l’agrandissement d’une base militaire amĂ©ricaine, Ă  l’ouest de Tokyo : ils luttent contre l’expropriation de cent quarante familles. Ce mouvement de protestation reste Ă  ce jour le plus important en matiĂšre de revendications contre les bases amĂ©ricaines au Japon.

En 1959 et 1960, puis de nouveau en 1970, les Ă©tudiants et Ă©tudiantes se retranchent dans les campus : de Tokyo Ă  Kyoto, ils sont organisĂ©s en comitĂ©s autonomes, montent des barricades. Dans la capitale, des centaines de milliers de jeunes se rassemblent autour du Parlement quasi quotidiennement. Lorsque le gouvernement s’apprĂȘte Ă  signer le traitĂ© de l’Anpo, qui organise la « coopĂ©ration » entre les États-Unis et le Japon, le Zengakuren entre dans la DiĂšte : nous sommes le 15 juin 1960 et, vers 1 heure du matin, le corps sans vie de Michiko Kamba, une Ă©tudiante de 22 ans, est retrouvĂ©. Son histoire bouleverse l’archipel.

Les mouvements de protestation se prolongent mais le traitĂ© de sĂ©curitĂ© est actĂ©, quelques jours plus tard, pour une durĂ©e de dix ans. La mort de la jeune fille et la mobilisation n’ont pas interrompu la signature mais ont entraĂźnĂ© la chute du gouvernement du premier ministre, Kishi Nobusuke (grand-pĂšre de Shinzo Abe), et l’annulation de la visite du prĂ©sident des États-Unis, Dwight Eisenhower.

MontĂ©e des violences entre factions AprĂšs la signature du traitĂ©, le Zengakuren, profondĂ©ment déçu et dĂ©sabusĂ©, se divise en factions, dont certaines se montrent trĂšs critiques envers le Parti communiste japonais. Trois groupes principaux, eux-mĂȘmes composĂ©s de sous-groupes, sont identifiĂ©s : le MinseidĂŽ, le Sanpa Zengakuren (dont dĂ©pend le ChĆ«kaku-ha) et le Kakumaru-ha. De guĂ©rilla urbaine, la protestation tourne Ă  la guerre fratricide, l’Uchigeba en japonais : les rivaux Kakumaru-ha et ChĆ«kaku-ha s’entretuent, avec pour bilan une centaine de morts. D’autres factions organisent des purges parmi leurs membres.

Dans son livre Coed Revolution: the Female Student in the Japanese New Left (Duke University Press, 2021, non traduit), Chelsea Szendi Schieder, professeure Ă  l’universitĂ© Aoyama Gakuin, Ă©voque 46 morts et 4 388 blessĂ©s dans le cadre de l’Uchigeba entre 1969 et 1976. Dans son dernier film, Gewalt no mori, qui retrace l’histoire d’un Ă©tudiant battu Ă  mort par des membres du Kakumaru-ha Ă  l’universitĂ© de Waseda, le rĂ©alisateur Haruhiko Daishima avance de son cĂŽtĂ© le chiffre de cent morts dus Ă  l’Uchigeba.

En 1972, l’épisode dit de l’Asama sansƍ sonne le glas de cette montĂ©e de violence : l’ArmĂ©e rouge unifiĂ©e exĂ©cute quatorze de ses membres (ainsi qu’une autre personne) dans une purge organisĂ©e dans un chalet situĂ© dans les montagnes de Nagano. L’arrestation est retransmise Ă  la tĂ©lĂ©vision dans le cadre d’un direct exceptionnel qui dure plus de dix heures.

Les conflits existent toujours entre les ChĆ«kaku-ha et Kakumaru-ha mais il n’y a plus jamais eu de rĂšglements de comptes armĂ©s aprĂšs la fin des annĂ©es 1990.

William Andrews, chercheur Dans l’opinion publique, ce moment cristallise l’idĂ©e que le militantisme politique est dangereux. AprĂšs l’Asama sansƍ, « les autoritĂ©s doivent s’associer Ă  la police et aux citoyens contre les dangereux Ă©tudiants », analyse Chelsea Szendi Schieder. La loi pĂ©nale spĂ©ciale sur la rĂ©pression des actes violents votĂ©e en 1926 se durcit et s’élargit aux syndicats et aux Ă©tudiants. AprĂšs la dissolution d’une grande majoritĂ© des factions, des membres de l’ArmĂ©e rouge japonaise et de l’ArmĂ©e rouge unifiĂ©e fuient vers la CorĂ©e du Nord et la Palestine.

S’il n’y a plus de faits de violence liĂ©s Ă  l’Uchigeba aujourd’hui, le terme reste tabou. D’autant plus qu’un Ă©cran de fumĂ©e continue d’opacifier la vue d’ensemble et que des questions demeurent : que s’est-il vraiment passĂ© et comment en sont-ils arrivĂ©s lĂ  ? Jusqu’oĂč la violence est-elle vraiment allĂ©e, et ces factions expriment-elles des regrets ?

Le mouvement syndical s’effondre, Ă  l’unisson de celui des Ă©tudiants Toutes ces annĂ©es, les syndicats se sont tenus aux cĂŽtĂ©s des Ă©tudiant·es. C’est dans l’alliance avec les travailleurs et travailleuses que les Ă©tudiant·es ont commencĂ© Ă  porter des casques de chantier. FondĂ© dans les annĂ©es 1950, le Sƍhyƍ, conseil gĂ©nĂ©ral des syndicats du Japon, a Ă©tĂ© la plus grande fĂ©dĂ©ration syndicale du pays pendant des dĂ©cennies. « Le Sƍhyƍ a rapidement exprimĂ© une sensibilitĂ© de gauche, prenant part aux questions sociales qui secouaient alors l’archipel », explique Makoto Kawazoe, militant indĂ©pendant du mouvement syndical. « Il s’est inscrit dans la lutte contre l’Anpo », rappelle-t-il, mobilisant 6,4 millions de travailleurs et de travailleuses dans ce qui reste la plus grande grĂšve de l’histoire du Japon.

AprĂšs la signature de l’Anpo, le mouvement syndical s’effondre, Ă  l’unisson du mouvement Ă©tudiant. Mais l’alliance ne s’est pas Ă©teinte et les syndicats se retrouvent davantage dans la lutte rĂ©volutionnaire du Zengakuren que dans la politique du Parti communiste japonais. « Nous voulons les soutenir, ils essaient de changer la sociĂ©tĂ© », explique Yasuhiro Tanaka, conseiller exĂ©cutif du syndicat du rail Doro Chiba, particuliĂšrement mobilisĂ© contre l’aĂ©roport de Narita.

Mais aujourd’hui les grĂšves, comme les manifestations, pĂątissent d’une mauvaise rĂ©putation. En 2018, le principal syndicat de la East Japan Railway Co. (JR East) a perdu 70 % de ses effectifs (32 000 membres) en trois mois. La raison Ă©voquĂ©e dans le journal Mainichi : ils refusaient l’appel Ă  la grĂšve du syndicat. « La circulation des trains pourrait ĂȘtre interrompue et il n’est pas raisonnable de causer des ennuis Ă  nos passagers », a dĂ©clarĂ© un employĂ© de JR East.

Lire la suite « Les conflits existent toujours entre les ChĆ«kaku-ha et Kakumaru-ha mais il n’y a plus jamais eu de rĂšglements de comptes armĂ©s aprĂšs la fin des annĂ©es 1990, assure William Andrews, chercheur et auteur de l’ouvrage Dissenting Japan: A History of Japanese Radicalism and Counterculture, from 1945 to Fukushima (C. Hurst & Co, 2016). Aujourd’hui, le Zengakuren n’est plus du tout dans cette mouvance : il veut simplement manifester. »

Uchigeba, c’est « un mot que je ne prononce pas », confie-t-il. Il poursuit : « J’utilise l’expression “guerre civile”. Encore aujourd’hui, nous ne sommes pas camarades avec le Kakumaru-ha. Alors nous nous protĂ©geons : aussi bien d’eux que de la force politique actuelle. »

Un hĂ©ritage « nĂ©faste » En 2015, un nouveau mouvement Ă©tudiant se lĂšve. Dans le Japon post-Fukushima, les Sealds (Students Emergency Action for Liberal Democracy) veulent protester contre la modification de l’article 9 de la Constitution japonaise qui garantit l’engagement pacifique de l’archipel, souhaitĂ©e par Shinzo Abe. Protester, oui, mais il Ă©tait important pour eux de « dĂ©passer les images du mouvement contre l’Anpo, explique Jinshiro Motoyama, un des leaders de ce groupe dĂ©sormais en sommeil. La diffĂ©rence est que nous n’avons pas utilisĂ© la “violence” et ces comportements destructeurs revendiquĂ©s par le Zengakuren dans sa derniĂšre phase ».

Lorsque le Zengakuren vient Ă  Okinawa, Jinshiro, lui-mĂȘme natif de l’archipel qui se bat aussi pour le dĂ©part des bases militaires amĂ©ricaines, prend le parti d’observer ses manifestations « sans y prendre part ». Ajoutant : « On ne peut pas savoir Ă  quelle faction ils appartiennent. »

Une prĂ©caution que prend trĂšs au sĂ©rieux le politologue Koichi Nakano, professeur Ă  l’universitĂ© Sophia (Tokyo). Il fait partie de ceux qui estiment que l’Uchigeba est l’une des principales causes de l’effondrement du mouvement Ă©tudiant depuis cette Ă©poque, mais aussi du dĂ©sengagement du grand public vis-Ă -vis de la nouvelle gauche.

Selon lui, « la perception gĂ©nĂ©rale est que la violence dans laquelle sont tombĂ©s le ChĆ«kaku-ha et le Kakumaru-ha (tout comme l’ArmĂ©e rouge japonaise, etc.) a causĂ© un grand dommage, en stigmatisant les mouvements de protestation par le gouvernement et les mĂ©dias, et en causant un prĂ©judice irrĂ©parable aux cercles activistes ». « À bien des Ă©gards, ajoute Koichi Nakano, les mouvements de protestation contemporains peinent Ă  surmonter ce qui est considĂ©rĂ© comme l’hĂ©ritage nĂ©faste du Zengakuren. Les militants doivent sans cesse insister sur la nature pacifique de leurs actions et sur la crĂ©ation d’une coalition qui dĂ©passe les clivages partisans et exclut ce qu’il reste du Zengakuren. »

Le photojournaliste Kazuo Kitai, un des seuls Ă  avoir couvert le mouvement Ă©tudiant de l’intĂ©rieur dans les annĂ©es 1970, s’interroge sur la forme du message politique : « La rĂ©volution violente n’a pas permis d’ouvrir la voie au changement de la sociĂ©tĂ©. Je ne suis pas sĂ»r que le Zengakuren ait un avenir dĂ©sormais. Mais le gouvernement ne peut pas continuer Ă  dĂ©cider de la vie des gens de cette maniĂšre. C’est une question de libertĂ©s fondamentales. »

  • Klaqos@sh.itjust.worksOP
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    24 days ago

    Je ne connaissais pas l’épisode de l’Uchigeba, des centaines de morts, ça calme par rapport au romantisme rĂ©volutionnaire occidental sur Fusako Shigenobu.