Des inĂ©galitĂ©s sociales qui traversent la France, il n’est que peu, voire pas question dans les dĂ©bats qui scandent la campagne lĂ©gislative, dominĂ©e par la problĂ©matique du pouvoir d’achat. Le sujet n’apparaĂźt pas non plus dans la liste des thĂšmes que les enquĂȘtes d’opinion placent en tĂȘte des dĂ©terminants des choix Ă©lectoraux. Pourtant, « la crise de confiance française est trĂšs fortement corrĂ©lĂ©e avec le sentiment de ne pas vivre dans une sociĂ©tĂ© tenant sa promesse d’égalité », analyse le chercheur Bruno CautrĂšs dans l’édition 2024 du baromĂštre de la confiance politique, du centre de recherches politiques de Sciences po (Cevipof).

Difficile de savoir dans quelle mesure et dans quel sens ce ressenti oriente les comportements Ă©lectoraux. Mais il caractĂ©rise une partie de l’électorat, notamment de ceux qui donnent leur voix au Rassemblement national (RN). « Durant mon enquĂȘte, le sentiment d’injustice Ă©tait trĂšs prĂ©sent », expose FĂ©licien Faury, auteur de Des Ă©lecteurs ordinaires. EnquĂȘte sur la normalisation de l’extrĂȘme droite (Seuil, 240 pages, 21,50 euros). Des prĂ©occupations qui, selon son analyse menĂ©e dans le sud-est de la France, portent « principalement sur les questions fiscales, rĂ©sidentielles et scolaires », alimentĂ©es par l’impression que « tout un ensemble de ressources – des environnements rĂ©sidentiels paisibles, des services publics de qualitĂ©, des Ă©coles de bon niveau
 – sont devenues rares, avec une vive compĂ©tition entre groupes sociaux pour y avoir accĂšs ».

Le politiste Ă©voque l’idĂ©e d’un « entre-soi raté » chez beaucoup d’électeurs RN, pris entre une « pression par le haut » des plus aisĂ©s et une « pression par le bas des plus modestes ». « Beaucoup ont l’impression que “les quartiers” les “rattrapent” », dans leur environnement rĂ©sidentiel et scolaire. « Ils souhaiteraient pouvoir habiter ailleurs et s’en Ă©loigner, mais ils n’en ont pas toujours les moyens financiers. Leurs ressources sociales ne sont pas Ă  la hauteur de leurs aspirations sĂ©grĂ©gatives », explique le chercheur. Cela « crĂ©e beaucoup de frustration vis-Ă -vis des autres groupes sociaux qui vont, eux, bien choisir les quartiers oĂč ils habitent ».

« L’accĂšs aux Ă©lites est fermĂ©, mais le bas de l’échelle sociale semble trĂšs ouvert et subit de plein fouet la concurrence avec la mondialisation, dont l’immigration est le symbole. Entre les deux, la mobilitĂ© sociale n’est plus assurĂ©e comme autrefois », analyse le politiste Luc Rouban, chercheur au Cevipof, auteur des Racines sociales de la violence politique (Editions de l’Aube, 192 pages, 18,90 euros).

Les classes moyennes en périphérie

Concernant les Ă©carts de revenus, la France est « au milieu du gué », « ni trĂšs Ă©galitaire ni trĂšs inĂ©galitaire », selon Louis Maurin, le directeur de l’Observatoire des inĂ©galitĂ©s. Mais les scĂšnes rĂ©sidentielle et scolaire, qui sont « au centre de la vie des individus et participent Ă  la construction des sociĂ©tĂ©s », selon les mots du gĂ©ographe François MadorĂ©, professeur des universitĂ©s Ă  Nantes, sont bien le thĂ©Ăątre de phĂ©nomĂšnes sĂ©grĂ©gatifs, choisis par les uns, subis par les autres, notamment aux deux extrĂ©mitĂ©s de l’échelle sociale.

Sur le plan rĂ©sidentiel, depuis le dĂ©but des annĂ©es 2000, l’augmentation des prix de l’immobilier, bien supĂ©rieure Ă  celle du niveau de vie, a ainsi changĂ© la rĂ©partition des classes sociales sur les territoires, repoussant les classes moyennes en pĂ©riphĂ©rie. Dans le mĂȘme temps, la loi relative Ă  la solidaritĂ© et au renouvellement urbains a imposĂ© aux communes un quota de logements sociaux permettant, grĂące Ă  la politique de la ville, de crĂ©er, de maintenir ou de dĂ©velopper la mixitĂ© sociale. « Les prix de l’immobilier et l’accĂšs plus ou moins large au parc social permettent de filtrer la population », souligne l’économiste Pierre Madec.

En 2020, une Ă©tude de France StratĂ©gie montrait que la sĂ©grĂ©gation rĂ©sidentielle entre les groupes sociaux Ă©tait relativement stable depuis une trentaine d’annĂ©es. Elle Ă©tait nĂ©anmoins plus forte parmi les mĂ©nages les plus aisĂ©s, davantage concentrĂ©s dans certains quartiers que les plus prĂ©caires. En 2024, une analyse de l’Insee fondĂ©e sur les revenus et menĂ©e Ă  une Ă©chelle plus fine concluait que, « entre 2004 et 2019, les disparitĂ©s spatiales selon le revenu se sont accentuĂ©es dans la plupart des grandes villes » et que « tous les groupes de revenus vivent dans des quartiers de moins en moins mixtes, Ă  l’exception notable des populations les plus modestes ».

Contournements de la carte scolaire

CĂ©dric Van Styvendael, maire socialiste de Villeurbanne (RhĂŽne), une ville qui compte 28 % de logements sociaux et oĂč le prix des habitations atteint les 7 000 euros le mĂštre carrĂ©, Ă©prouve ce paradoxe au quotidien. « Faire habiter des gens diffĂ©rents au mĂȘme endroit est important, mais cohabiter ne suffit pas Ă  crĂ©er l’expĂ©rience de l’autre. Il faut que ça se traduise dans la maniĂšre dont on se cĂŽtoie, on se parle, on se confronte », juge l’édile, qui observe des diffĂ©rences « dans l’usage de certains lieux culturels ou de loisirs », comme les bars et les restaurants


« Nous sommes dans un pays oĂč la promesse d’égalitĂ© est extrĂȘmement forte, constate Louis Maurin. Elle est Ă©crite sur tous les frontons que chaque Ă©lĂšve voit tous les jours : libertĂ©, Ă©galitĂ©, fraternitĂ©. Cela crĂ©e des attentes et des dĂ©ceptions extrĂȘmement fortes. » D’autant que le contraste peut se rĂ©vĂ©ler violent entre la promesse d’égalitĂ© des chances et les trajectoires scolaires, influencĂ©es plus qu’ailleurs par le milieu d’origine. Or, « la sĂ©grĂ©gation scolaire augmente, notamment du fait d’une diffĂ©rence croissante entre enseignement public et privĂ©, mĂȘme si toutes les situations ne sont pas homogĂšnes », souligne le sociologue Marco Oberti.

Une sĂ©grĂ©gation qui Ă©volue indĂ©pendamment de celle du parc de logements, du fait des mĂ©andres de la carte scolaire et de ses contournements, soit au sein du public, soit du public vers le privĂ©. Dans son ouvrage Vers la sĂ©cession scolaire ? (Fayard, 232 pages, 20 euros), le chercheur Youssef Souidi a ainsi montrĂ© que, « en moyenne, les Ă©lĂšves dĂ©favorisĂ©s vont dans des collĂšges plus dĂ©favorisĂ©s que leur voisinage, et inversement : les enfants favorisĂ©s vont dans des collĂšges plus favorisĂ©s que leur voisinage, et c’est d’autant plus vrai qu’ils vivent dans un quartier dĂ©favorisé ».

Si la question de la mixitĂ© irrigue de nombreuses actions publiques menĂ©es par les collectivitĂ©s territoriales, nombreux sont ceux qui s’étonnent de l’absence quasi totale de cet enjeu dans le dĂ©bat public national et de la timiditĂ© de l’action de l’Etat en la matiĂšre. Le sociologue Lorenzo Barrault Stella le rĂ©sume : « Ce sont des Ă©volutions larvĂ©es et qui ont des consĂ©quences difficiles Ă  percevoir, mais c’est une question politique centrale : on parle lĂ  ni plus ni moins que de la maniĂšre dont on fait sociĂ©tĂ©. »

Sylvie Lecherbonnier et Eléa Pommiers