Il y a quelque chose d’émouvant chez Lidia Cruz, cheveux chĂątain frisĂ©s, institutrice quinquagĂ©naire pleine d’énergie au sourire dĂ©sarmant. Son tee-shirt vert dit «Guanarteme, en risque d’extinction». Le slogan est aurĂ©olĂ© du dessin d’une sorte de surhomme barbu Ă  la longue chevelure : un certain Tenesor SemidĂĄn, alias Fernando Guanarteme, dernier roi indigĂšne des Canaries, mort en 1496 peu avant la colonisation de l’archipel par les Espagnols. Guanarteme, c’est aussi le quartier populaire oĂč elle vit depuis un demi-siĂšcle, au numĂ©ro 17 de la rue Luchana, une maison modeste Ă  l’ancienne, avec sa mĂšre et ses deux filles. A une encablure de lĂ , elle dĂ©signe deux Ă©difices flambant neufs de 12 et 17 Ă©tages, et un chantier gigantesque qui a coupĂ© la rue en deux pour y Ă©difier un complexe hĂŽtelier. Les pelleteuses y bataillent contre des remontĂ©es d’eau du sous-sol.

«Vous croyez qu’on aurait Ă©tĂ© consultĂ©s pour ces folies dĂ©mesurĂ©es ? C’était un quartier tranquille, d’ouvriers, avec ses garages, ses ateliers et sa fabrique de tabac. Et aujourd’hui ces monstres de bĂ©ton, et le bruit, et les camions, et la fatigue nerveuse. Dans ce nouveau chantier, le 35mÂČ y est annoncĂ© Ă  au moins 900 euros. Qui peut s’offrir cela ici ? interroge-t-elle. Personne. Les gens partent vers la pĂ©riphĂ©rie insalubre, les jeunes en premier. Le tissu social est mort, je ne reconnais plus personne. Moi, une Canarienne de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration ! SpĂ©culateurs, constructeurs, politiques, ils ont rĂ©ussi Ă  faire que je me sente comme ça, mes filles Xiomara et Idaira aussi. Ou bien on arrĂȘte cela, ou je ne sais pas quoi vous dire »

Son sourire s’éteint, puis brille de nouveau lorsqu’elle Ă©voque la mobilisation du 20 avril. Celle du «Trop, c’est trop». Des dizaines de milliers de Canariens rĂ©pandus dans tout Las Palmas – la capitale de l’üle de Grande Canarie –, plus de 200 000 dans tout l’archipel (soit 10 % de la population), pour pousser une clameur contre la massification du tourisme. «Les Canaries s’épuisent», «Mon immeuble n’est pas un hĂŽtel», «Ici des gens vivent», «Ce n’est pas du tourisme, c’est une colonisation», «Et nous, oĂč allons-nous partir ?» Les slogans visent tous les problĂšmes : le logement de plus en plus cher, les espaces naturels envahis, les infrastructures qui craquent, les ressources naturelles qui s’épuisent


«Cette mobilisation est historique, elle sonne le rĂ©veil des consciences longtemps amorphes. Les gens n’en peuvent plus car tout est dĂ©sormais rentabilisable, au plus offrant. Comme s’il fallait se prosterner devant le dieu Tourisme», lĂąche Enrique Reina, croisĂ© place d’Espagne oĂč de grandes figures de pierre reprĂ©sentent les activitĂ©s primaires de l’archipel. Le jeune homme au bouc brun, membre du collectif «Taneckra» ( «indĂ©pendance» en langue berbĂšre) revendique un orgueil local et dĂ©nonce une sensation d’étouffement. La situation de ce professeur d’histoire au chĂŽmage rĂ©sume bien la schizophrĂ©nie de cette rĂ©gion espagnole perdue dans l’ocĂ©an Atlantique. Dans sa demeure familiale vivent son pĂšre magasinier, sa mĂšre malade d’un cancer et en arrĂȘt maladie, et un frĂšre accompagnateur de bus scolaires. «Chaque mois, tous ensemble, notre revenu atteint Ă  peine les 1 000 euros. Comment on fait alors qu’un 30mÂČ coĂ»te 1 300 euros, effet de l’invasion touristique et de la gentrification ?» Haute saison permanente

En Espagne, deuxiĂšme destination touristique du monde derriĂšre la France mais devant la Chine ou les Etats-Unis (85 millions de visiteurs en 2023, au moins 90 millions prĂ©vus cette annĂ©e), cette massification fait des dĂ©gĂąts dans plusieurs territoires sensibles : Barcelone, Malaga, Madrid, Ăźles BalĂ©ares
 Mais nulle part autant que dans l’archipel canarien, aux ressources trĂšs limitĂ©es. Ici, le dĂ©sĂ©quilibre est vertigineux : 16,2 millions de touristes l’an dernier pour 2,2 millions d’habitants. Et la haute saison permanente, en raison du climat africain et ses alizĂ©s bienfaiteurs, attire EuropĂ©ens l’hiver et pĂ©ninsulaires l’étĂ©. VĂ©ritable poule aux Ɠufs d’or, le tourisme pĂšse 35,5 % du PIB rĂ©gional, 40 % de l’emploi et 30 % des recettes fiscales. Sur la seule Ăźle de Grande Canarie, il a rapportĂ© 22 milliards d’euros en 2023, en hausse de 12 % en un an.

Mais le Canarien ordinaire, lui, ne s’y retrouve pas, avec des salaires parmi les plus bas du pays (entre 900 et 1 200 euros en moyenne) et 34 % de la population en risque d’exclusion. Benayga, 30 ans, une des organisatrices de la manifestation monstre du 20 avril, y voit une forme de continuitĂ© historique. «Mes parents, oncles, grands-pĂšres et arriĂšre-grands-pĂšres, tous ont travaillĂ© comme employĂ©s sans aucun droit pour des patrons, ou bien ils ont Ă©migrĂ© au Venezuela, ou en Espagne continentale. Nous les jeunes, aujourd’hui, on doit choisir entre Ă©migrer ou se contenter de jobs sans qualification et mal payĂ©s dans un hĂŽtel ou un restaurant. On n’a pas cessĂ© de porter des plateaux pour les puissants. On n’a pas cessĂ© d’ĂȘtre des esclaves. Va-t-on rompre avec cette fatalitĂ© coloniale ? C’est ça qui en est jeu aujourd’hui», assĂšne cette infirmiĂšre.

De l’avis gĂ©nĂ©ral, le surtourisme aiguise principalement le drame du logement et de l’espace disponible. A Grande Canarie, Ăźle dont la moitiĂ© du territoire, notamment les espaces protĂ©gĂ©s et inscrits au Patrimoine mondial, est inconstructible, la densitĂ© – 548 habitants au kmÂČ â€“ dĂ©passe celle du Japon. Dans ce contexte dĂ©jĂ  surchargĂ©, chaque nouvelle vague de touristes – ou, plus rĂ©cemment, de «digital nomads» venus tĂ©lĂ©travailler au soleil – accentue les ravages sur le marchĂ© rĂ©sidentiel. «Il y a un effondrement gĂ©nĂ©ral, avec des dizaines de projets hĂŽteliers et touristiques en cours», dĂ©nonce le documentariste Felipe Ravina.

Si la crise du tourisme explose aujourd’hui, c’est prĂ©cisĂ©ment parce que les logements Ă  destination des vacanciers se multiplient comme des petits pains, de maniĂšre visiblement incontrĂŽlĂ©e. «Dans l’archipel, on est passĂ© de 5 000 Ă  54 000 logements de ce type en quelques annĂ©es seulement», pointe Eugenio Reyes, de l’organisation Ecologistes en action. Depuis fin 2022, leur nombre a augmentĂ© de prĂšs de 40 %, selon les chiffres du gouvernement rĂ©gional. A tel point que les Canaries comptent dĂ©sormais davantage de lits dans des appartements touristiques (plus de 261 000) que dans les hĂŽtels (environ 256 000). «Le tourisme a 100 ans aux Canaries et il n’y avait jamais eu, avant, de problĂšme majeur, complĂšte Eugenio Reyes. Le conflit a surgi avec l’irruption de fonds spĂ©culatifs qui transforment ou construisent des milliers de logements de 20 Ă  30 mÂČ. Lesquels, vu leur superficie et leur prix, sont uniquement destinĂ©s aux touristes, et pas aux rĂ©sidents. Il faut absolument mettre des limites.»

Poser des limites : le diagnostic est dĂ©sormais largement partagĂ©. «Continuer Ă  mesurer le succĂšs du tourisme en termes quantitatifs est une irresponsabilité», lance JosĂ© Luis Zorelda, d’Exceltur, l’association des 30 plus grandes entreprises du secteur. MĂȘme Jorge Marichal, le tout-puissant prĂ©sident d’Ashotel, qui regroupe l’essentiel des logements touristiques, reconnaĂźt qu’il faut y mettre un frein. «En plus, c’est se tirer une balle dans le pied, estime un hĂŽtelier de la longue plage de Las Canteras, Ă  Las Palmas. Si les concentrations de visiteurs sont telles que les Canariens n’ont plus droit de citĂ©, dites-moi quel est l’intĂ©rĂȘt de venir ici, sans gastronomie, sans artisanat, sans art de vivre local ?» Une liste Ă  laquelle le documentariste Felipe Ravina ajoute la prĂ©servation du patrimoine naturel, lui aussi sous pression. «Il est incomprĂ©hensible que les touristes ne dĂ©pensent pas 1 euro pour la biodiversitĂ©, si fragile ici, et sa conversation», dĂ©plore-t-il. Sans diversification, «la mort assurĂ©e»

Les autoritĂ©s politiques semblent, elles aussi, avoir pris conscience du pĂ©ril que constitue le sentiment gĂ©nĂ©ralisĂ© de mal-ĂȘtre et de colĂšre. Le gouvernement rĂ©gional, gouvernĂ© par la droite, prĂ©pare ainsi un projet de loi pour limiter les usages touristiques. «La difficultĂ©, c’est que ce type d’appartements s’infiltre partout, parfois en marge de la lĂ©galitĂ©, se dĂ©fend le ministre adjoint au Tourisme, JosĂ© Manuel Sanabria. Les mairies doivent exercer ce rĂŽle de contrĂŽle. Or, Ă  Grande Canarie, il n’y a que deux communes qui appliquent des restrictions.»

Dans le quartier colonial de Las Palmas, oĂč trĂŽne le palais qui hĂ©berge l’organe de gouvernement de l’üle, son prĂ©sident, le «cabildo» Antonio Morales, du parti rĂ©gionaliste de gauche Nuevas Canarias, ne botte pas en touche face au «problĂšme crucial» posĂ© par le surtourisme et ses consĂ©quences sociales. «Ça fait vingt ans que l’exĂ©cutif rĂ©gional n’a pas construit de logements sociaux. Si on ne rĂ©gule pas le secteur, on va vers le pire. Par ailleurs, et nous avons commencĂ© Ă  le faire Ă  Grande Canarie avec l’audiovisuel, le numĂ©rique ou l’aquaculture, il faut absolument diversifier l’économie. Mettre toutes ses billes dans le mĂȘme panier touristique, c’est la mort assurĂ©e.»

Sortir de la monoculture touristique, si rentable que l’archipel y a longtemps liĂ© son sort et sa prospĂ©ritĂ©, n’est toutefois pas chose aisĂ©e. D’autant que parfois, la loi s’en mĂȘle, comme dans les «zones touristiques» Ă©tablies dans les meilleurs lieux, le long des plus belles plages de l’archipel. Comme Ă  la pointe sud de Grande Canarie, oĂč les dunes de Maspalomas et la Playa del InglĂšs ressemblent Ă  un gigantesque et luxueux complexe hĂŽtelier muni de parcs aquatiques et de casinos. Tout le continent europĂ©en prospĂšre semble y ĂȘtre rĂ©uni, et on peine Ă  y dĂ©tecter un Canarien qui ne soit pas serveur ou rĂ©ceptionniste.

Depuis 2013, une loi oblige tous les propriĂ©taires locaux d’un appartement situĂ© dans cette vaste zone Ă  le louer Ă  un visiteur, via un «exploitant touristique». A l’ombre d’une palmeraie de Bahia Feliz, Maribe Doreste, qui prĂ©side un collectif de Canariens affectĂ©s par cette loi, dĂ©taille dans une colĂšre froide : «On nous oblige Ă  louer pour une misĂšre Ă  des touristes via des sociĂ©tĂ©s allemandes ou norvĂ©giennes. Et depuis l’an dernier, on reçoit des amendes de 2 300 euros si on ne loue pas nos rĂ©sidences secondaires voire, dans certains cas comme le mien, notre rĂ©sidence principale !»

Dans le nord-ouest de l’üle, dans la jolie localitĂ© de Galdar, bien plus authentique, Victor Suarez, membre d’un collectif qui lutte contre une centrale Ă©lectrique gĂ©ante, exprime son dĂ©senchantement : «Pendant longtemps, on nous disait «Soyez aimables avec les touristes», et on n’a rien contre eux ! Mais sur mon Ăźle, je ne suis plus chez moi. Un logement touristique m’a virĂ© de mon appart de la Playa del Agujero. Et quand je vais au Roque Nublo, l’un des plus grands rochers du monde situĂ© au centre de Grande Canarie, c’est le Machu Picchu »